Depuis ses débuts, Farhadi s’attache
à montrer dans son cinéma les ressorts des conflits qui
parcourent la société iranienne. On suit dans ses films
la vie quotidienne des Iranien-ne-s et on y découvre les
situations sociales les plus dures. Avec délicatesse, et
de façon toujours très nuancée, Farhadi réussit à
révéler les rapports paradoxaux qu’entretiennent les
Iraniens entre eux, ainsi que leurs sentiments
contradictoires. Dans ses deux premiers films, La
Danse dans la poussière, de 2003, et Les Enfants
de Belle Ville, de 2004, Farhadi suit la vie des
petites gens, habitants de banlieue, avec en toile de
fond l’amour et la pauvreté. Dans les trois films
suivants, La Fête du feu, de 2006, A propos
d’Elly, de 2009, et enfin Une Séparation, de
2011, son regard se déplace et se concentre sur la vie
de la classe moyenne iranienne. Farhadi y aborde
notamment la question de la religion, omniprésente en
Iran, et des mœurs. Il y fait également le portait de la
désespérance et des névroses qui caractérisent la
société iranienne, tourmentée par ses contradictions,
ses regrets, ses envies et ses échecs.
Dans Les Enfants de Belle Ville
et Une séparation, le régime se manifeste
notamment à travers son système judiciaire, kafkaïen
(comme tous les systèmes judiciaires bourgeois, soit dit
en passant). On y voit la mise en œuvre des verdicts
islamiques. En ce sens, Farhadi se distancie
radicalement des autres cinéastes pro-régime (comme
Madjid Madjidi, Ibrahim Hatamikia ou Behroz Afkhami),
sans pour autant mener une critique en règle du
gouvernement en place. Le pouvoir politique n’est pas
complètement absent de ses œuvres, mais selon Farhadi,
ce n’est pas ce pouvoir qu’il faut critiquer, du moins
jamais frontalement. En s’intéressant aux rapports
humains, entre des personnages d’horizon divers qui se
rencontrent, parfois par pur hasard comme Nader et Razié
dans Une Séparation, c’est une succession de
micro-conflits qu’il révèle, à leur tour symptomatiques
de tensions sous-jacentes beaucoup plus importantes mais
qu’il n’aborde jamais directement.
Il passe ainsi au crible l’ensemble
de la société. Dans Une Séparation, il va ainsi
montrer comment les valeurs sociales et humaines les
plus élémentaires se brisent, et souligner comment le
mensonge ronge l’ensemble de la société. C’est le cas
par exemple de Nader, l’un des personnages principaux,
un iranien de classe moyenne, bien sous tous rapports à
première vue, mais qui va cacher le fait qu’il a
bousculé sa femme de ménage, Razié, lui faisant perdre
son enfant. Mais c’est aussi Razié qui ment. La jeune
femme, issue d’une banlieue des plus modestes, dont le
mari est au chômage, extrêmement pieuse, est contrainte
au mensonge, bien qu’elle soit très croyante, pour
pouvoir travailler et se justifier aux yeux de ses
proches. De façon très froide en revanche, abandonnant
toutes ses valeurs, Nader, qui n’est pas spécialement
croyant mais dit défendre des valeurs morales
personnelles, fera tout pour occulter qu’il est à
l’origine de la fausse-couche de Razié, et ce afin de
sauver sa situation sociale. C’est ainsi qu’il en arrive
même à détruire la confiance de sa petite fille. Dans ce
film comme dans les deux précédents, La Fête du feu
et A propos d’Elly, la méfiance, la suspicion
et le mensonge sont partout.
L’histoire des Enfants de Belle
Ville est en revanche d’une tout autre nature. Ses
protagonistes n’ont cure de leur situation sociale ou
d’une position à défendre, et pour cause. Ils n’ont rien
et sont dénués de tout. Akbar vient d’avoir dix-huit
ans. Il a été incarcéré dans une sorte de maison de
correction, en raison d’un meurtre commis deux ans
auparavant, ce qui lui a valu une condamnation à mort.
Avec cet anniversaire, il est transféré dans une
véritable prison, pour attendre son exécution. A’la, son
ami, qui est déjà passé lui aussi par la prison
auparavant, pour cambriolage, joue son va-tout pour
convaincre la famille de la victime de retirer sa
plainte et, ainsi, arrêter l’exécution. Dans ce film, ce
n’est donc pas leur position que les personnages
défendent. Amitié et fidélité sont en revanche des
valeurs centrales. C’est la vie qui est au cœur même de
leur lutte pour la survie.
Il est assez intéressant cependant de
se demander pourquoi Une Séparation a remporté
autant de succès, notamment à l’étranger, plus en tout
cas que Les Enfants de Belle Ville. Pour cela, on
peut croiser deux regards. D’une part, celui qui existe
en Iran, à l’intérieur du système de censure tel qu’il
est, puisque les films de Farhadi sont montrés sur les
écrans du pays. Le second, en revanche, relevant
davantage de la vision du pays que souhaite voir émerger
de ce film la critique cinématographique occidentale et
qu’elle tente de transmettre, à grands renfort de prix
prestigieux notamment, au spectateur, en Europe.
Une Séparation, dans un sens,
est un film de la classe moyenne pour la classe moyenne.
Elle y manifeste ses sentiments et ses valeurs, ses
névroses, son désir d’émigrer (comme la femme de Nader),
son souhait de liberté, sa critique de la religion. Bien
sûr il y a le mensonge, la méfiance, la pauvreté. La
religion et sa chape de plomb complique encore un peu
plus la situation, de même qu’un régime, qui ne fait
qu’entraver la liberté. Mais en se contentant d’un tel
regard, jamais on ne sait d’où découlent ces problèmes
et ces contradictions, qu’ils soient culturels ou
moraux, individuels ou sociaux. Chez Farhadi, à aucun
moment on ne voit la capacité de dissolution et
d’atomisation des rapports sociaux qu’induit le pouvoir
dominant. Les problèmes et les contradictions semblent
avant tout interindividuels, et les solutions pour y
répondre également.
Une Séparation, d’autre part,
s’est vu remettre l’Ours d’Or au festival de Berlin, en
2011, ainsi que de nombreux autres prix internationaux,
à commencer par l’Oscar. On peut s’interroger sur les
raisons de cet engouement et pourquoi le film a obtenu
une telle reconnaissance auprès de la critique
occidentale, là où Les Enfants de Belle Ville par
exemple, n’avait été remarqué et primé qu’à des
festivals qualifiés de périphériques par l’industrie
cinématographique mondiale, comme à Goa et à Varsovie
(en 2004) et à Split (en 2005). Pourquoi autant
d’importance donné à Farhadi, alors même que d’autres
réalisateurs, certains de la génération précédente,
comme Darius Mehrjoui, figure de la « nouvelle vague
iranienne », ou comme Bahram Baizai, très critique lui
aussi du régime iranien, sont aujourd’hui complètement
occultés par la critique cinématographique occidentale ?
Farhadi et ses collègues appréciés de la critique sont
certes très bons, mais peut-être aussi beaucoup plus
consensuels et montrant une facette de l’Iran
fonctionnelle au discours dominant sur la région en
général et le pays en particulier ?
Une Séparation a connu un
franc succès, trois années à peine après le « Mouvement
vert ». Le mouvement, largement étudiant, et très ancré
dans les classes moyennes, appuyait Mir-Hossein Moussavi
et Mehdi Karroubi, les deux candidats « réformistes »,
mais étroitement liés au régime, qui se sont fait voler
leur victoire à la présidentielle truquée face à Mahmoud
Ahmadinejad. On a l’étrange impression que, par delà les
mérites du film, et ils sont nombreux, on aurait braqué
les projecteurs sur Une Séparation, pour y
entendre la voix de la classe moyenne iranienne, qui
avait manifesté en masse en 2009, à la différence des
personnages de Les Enfants de Belle Ville,
ceux-là mêmes dont l’absence s’était cruellement faite
sentir à l’époque.